Les gardiens de l’enfance

Les gardiens de l’enfance

Il nous arrive régulièrement de traiter de l’anthroposophie sur ce site, afin d’informer et de révéler ses fondements ésotériques et ses zones d’ombre.

En France, les adeptes et les soutiens de l’anthroposophie affirment que les critiques de leur dogme se limitent à une poignée d’individus. Pourtant, de nombreux anciens adeptes dénoncent aussi les déviances de ce mouvement. Ces critiques ne sont pas propres à la France : cet article de Markus Bernsen, publié dans le journal danois Weekendavisen en 2013, illustre des problématiques similaires et des critiques ouvertes dans d’autres pays.

Les méthodes éducatives et les bases ésotériques de la pédagogie Steiner ne sont pas des exceptions : elles sont des caractéristiques intrinsèques, omniprésentes là où l’anthroposophie s’implante.


Des anciens élèves des écoles Steiner affirment qu’ils pourraient reconnaître un jardin d’enfants Rudolf Steiner les yeux fermés, simplement à l’odeur.

Un établissement Steiner se distingue par un parfum unique : celui du pain fraîchement cuit, à base de céréales biodynamiques moulues sur place, mêlé à des notes de lavande et d’huiles essentielles utilisées pour le lavage des mains. Les jouets en bois brut, emblématiques des établissements Steiner, remplacent les petites voitures, ballons, objets en plastique ou jouets Spiderman, séduisant particulièrement une clientèle de parents citadins.

Selon l’Association des jardins d’enfants et crèches Rudolf Steiner du Danemark, leurs structures connaissent une forte demande, particulièrement à Copenhague et dans le nord de l’île de Zélande. Les listes d’attente s’allongent, et plusieurs nouvelles crèches et jardins d’enfants ont été ouverts au cours des cinq dernières années. À Gentofte, un établissement reçoit deux ou trois inscriptions par jour, tandis qu’à Copenhague, une liste d’attente est devenue si longue que le directeur a cessé d’y inscrire de nouveaux enfants. Cette progression concerne uniquement les structures Steiner d’accueil pour la petite enfance, et non les écoles Steiner, dont la fréquentation reste stable ces dernières années.

Si l’on demande aux parents d’aujourd’hui ce qui les attire dans un jardin d’enfants Steiner, ils évoquent la vie en plein air, les matériaux naturels, le jeu libre et un rythme quotidien bien structuré. L’anthroposophie, qui constitue le cœur théorique de la pédagogie de l’Autrichien Rudolf Steiner (1861-1925), joue un rôle secondaire.

Mais ce n’est pas le cas dans les centres de formation qui préparent les éducateurs pour les écoles Steiner du pays.

Dans les centres de formation pour éducateurs Steiner, une réalité bien différente

Des témoignages recueillis par Weekendavisen auprès d’anciens participants à la formation de Charlottenlund dénoncent un climat sectaire. Selon eux, les enseignants d’écoles Steiner sont tenus de minimiser les éléments occultes de l’anthroposophie lorsqu’ils s’adressent aux parents. Pendant leur formation, les futurs éducateurs Steiner apprennent que des handicaps ou des troubles d’apprentissage peuvent résulter de vies antérieures problématiques. Les enfants y sont classés selon des “tempéraments”[1] liés aux fluides corporels et à l’influence des corps subtils. Ils ont des cours où la théorie de l’évolution n’est qu’une parmi d’autres.

Témoignages sur un système fermé

Les étudiants en formation Steiner qui émettent des critiques envers cette pédagogie sont marginalisés, tandis que ceux qui rédigent des travaux élogieux sur la pédagogie obtiennent de meilleures évaluations. Le coût mensuel de la formation à Charlottenlund, s’élevant à 2 650 couronnes (~433 € actuel), ajoute à la pression, d’autant plus que la durée des études peut être prolongée arbitrairement.

Une ancienne étudiante de 30 ans, souhaitant rester anonyme, explique que sa formation a été prolongée d’un an et demi et qu’elle a été exclue d’un cours pour avoir posé des questions sur les bienfaits de la méditation sonore.

« J’ai passé une grande partie de mon temps d’étude à me dire : “Wow, c’est vraiment bizarre !”. Ceux qui acceptent tout, sans poser de questions, obtiennent de bonnes notes, les autres reçoivent de mauvaises notes et sont mis à l’écart. »

Ce n’est pas la première fois que des critiques sont formulées à l’encontre des formations à la pédagogie Steiner.

« Des gens étaient brisés psychologiquement, comme dans une secte néo-religieuse. C’est une méthode d’enseignement totalitaire où la critique n’est pas tolérée. »

Frank Monrad Christensen, diplômé Steiner à Aarhus en 1999

Une autre femme de 30 ans, diplômée l’été dernier en pédagogie Steiner de Charlottenlund (désormais inscrite dans une formation pédagogique publique), explique que les étudiants aux formations Steiner ne sont initiés au cœur de l’anthroposophie qu’après un stage de six semaines lors de leur première année d’études.

« Après les premiers mois, le contenu devenait plus sectaire. On commençait à nous parler des corps astraux et de l’influence des planètes sur les organes. »

Il y aurait eu deux figures de Jésus sur Terre, et notre larynx serait en réalité notre véritable tête qui ne se serait jamais complètement développée. « C’est si alambiqué qu’il est difficile de le rendre cohérent ». Lors de sa troisième année, alors qu’elle accueillait de nouveaux étudiants Steiner et écoutait leur histoire, elle réalisa que la majorité avaient traversé une forme de crise existentielle. Installés dans la chaleureuse villa de Charlottenlund, ils sont entourées de matériaux doux et de couleurs apaisantes. « C’est tellement confortable et accueillant au début. Aucune exigence n’est posée, tant que vous pouvez régler votre paiement mensuel », explique-t-elle.

Peu à peu, ses camarades de classe ont commencé à s’habiller de manière identique. Dans l’univers Steiner, chaque jour de la semaine a sa couleur et sa céréale associées. « Progressivement, on voyait que les gens se coiffaient moins et portaient des vêtements correspondant aux couleurs des jours de la semaine. Ils se mettaient à parler constamment de Steiner ».

« Au final, aucun des étudiants de mon groupe n’était préparé pour s’occuper d’enfants. Ils n’étaient pas des éducateurs, on ne leur avait pas enseigné la pédagogie. Nous avions des cours d’anthroposophie, de couture de poupées et de réincarnation. Nous n’avions eu qu’un tout petit peu de pédagogie en première année, et tout tournait autour de Rudolf Steiner. Ce n’était pas une formation. Il est difficile de former des gens dans un monde imaginaire. »

Susanne Juhl-Nielsen, professeure référente à la pédagogie Steiner de Charlottenlund, ne reconnaît réellement pas les critiques formulées : « Dans un groupe de 80 étudiants, il peut y avoir des personnes qui ont l’impression que certaines sont favorisées et d’autres non. En tant que formatrice, je peux seulement répondre que je ne favorise personne. Je ne suis pas présente dans les cours des autres professeurs et je ne peux pas affirmer que cela n’arrive pas. Il est cependant exact que de nombreux problèmes rencontrés par les enfants viennent de vies antérieures, mais il peut y avoir toutes sortes d’autres explications », dit-elle.

La bataille pour l’enfance

L’essor des jardins d’enfants Steiner dans la région de Copenhague s’inscrit dans une tendance plus large de fuite des enfants des structures publiques vers des établissements privés. En 2005, il n’existait que quatre crèches et jardins d’enfants privés dans tout le pays. En 2012, on en comptait 344.

Mais le succès des institutions Steiner semble également s’expliquer par une autre raison. Dans les années 1970, les pionniers de la pédagogie Steiner au Danemark pouvaient en effet risquer d’être qualifiés de “tisseurs de laine” ou de membres d’une “secte allergique au plastique”. Cela a bien changé étant donné qu’aujourd’hui, des membres de la Société anthroposophique donnent des conférences à des éducateurs employés dans des institutions publiques. Plus tôt cette année, le magazine pour professionnels de l’éducation Børn og Unge a publié, à l’occasion du centenaire des écoles Steiner, un article élogieux intitulé “100 ans et toujours plein de vie“.

L’intérêt croissant pour l’univers de Rudolf Steiner peut être interprété comme une protestation contre la montée des exigences scolaires imposées dès le plus jeune âge. L’année dernière, Christine Antorini, alors ministre de l’Enfance et de l’Éducation, a plaidé pour que les crèches abandonnent le concept de “jeu libre”. Désormais, la maternelle est rebaptisée “classe 0”, elle est devenue obligatoire, et les éducateurs doivent établir des programmes incluant des exercices de calcul et des activités linguistiques.

Dans la municipalité d’Odder, on offre un iPad à chaque enfant de maternelle afin de les préparer au mieux. Mais dans les jardins d’enfants Steiner, on ne se presse pas. Les enfants n’y apprennent à lire que lorsqu’ils sont spirituellement prêts, concrètement lorsqu’ils ont leurs dents définitives, vers 6 ou 7 ans. Il n’y a ni technologie ni jouets de marque. Les adultes y servent de modèles en réalisant des tâches “utiles” avec leurs mains, que ce soit dans le jardin, l’atelier de bricolage ou la cuisine.

Il s’agit d’un mouvement de contre-courant à l’échelle internationale, et paradoxal par nature. Dans la Silicon Valley, en Californie, un grand nombre d’ingénieurs et de cadres du secteur technologique inscrivent leurs enfants dans des écoles Steiner, où l’usage de la technologie est proscrit.

Dans les statuts de l’Association Internationale pour la Pédagogie Steiner-Waldorf, on peut lire : « Face aux tendances matérialistes prédominantes dans la pédagogie et la culture moderne, la protection et le salut de l’enfance, en tant qu’étape fondamentale du développement de chaque individu, sont devenus un travail pionnier à l’échelle mondiale. »

Dans plusieurs pays, des associations critiques du mouvement Steiner réclament davantage de transparence concernant l’anthroposophie. En Norvège, le débat autour des établissements Steiner a été particulièrement animé lorsque l’on a découvert que des écoles Steiner y classaient les élèves selon la forme de leur corps et de leur visage [1].

Kristín Sandberg et Trond Kristoffersen gèrent le forum steinerkritikk.no, et ont co-écrit le livre “Ce qu’ils ne nous disent pas – Les fondements occultes des écoles Steiner“.

« Le paradoxe, c’est que la pédagogie Steiner est extrêmement anti-intellectuelle, mais qu’elle est choisie par un nombre croissant de parents intellectuels. Les parents veulent préserver l’enfance et privilégier le développement personnel ainsi que le bien-être de leurs enfants. En visitant une école maternelle Steiner, ils éprouvent une certaine nostalgie, une impression de retour à des valeurs d’autrefois. Cependant, ce qui se joue en réalité relève d’une démarche ésotérique. Les éducateurs Steiner parlent d’un développement spirituel des enfants, qui peut sembler proche du concept de croissance personnelle, mais ils s’appuient sur des fondements occultes, incluant les notions de corps astraux et de réincarnation. Parents et éducateurs suivent des logiques parallèles qui ne se rencontrent jamais. Les parents, en effet, ne choisiraient pas ces écoles si elles étaient transparentes sur leur dimension religieuse. C’est pourquoi le mouvement Steiner a tout intérêt à occulter cet aspect pour préserver son attrait. »

Kristín Sandberg, ancienne enseignante Steiner-Waldorf en Norvège

De nombreux sites critiques à l’égard du mouvement Steiner existent aussi au Danemark, en Suède, au Royaume-Uni et dans d’autres pays.


En conclusion

Les écoles Steiner-Waldorf incarnent un paradoxe troublant : elles séduisent des parents en quête d’une éducation “plus proche de la nature” et “respectueuse du développement de l’enfant”, tout en étant profondément enracinées dans les concepts ésotériques de l’anthroposophie, souvent dissimulées aux familles.

Pour celles et ceux qui aspirent à devenir enseignants Steiner-Waldorf, les formations s’éloignent bien souvent des attentes initiales. Plutôt que d’offrir des connaissances d’une pédagogie active, ces cursus plongent insidieusement les participants dans une initiation aux croyances de l’anthroposophie [2], où les écrits et préceptes de Rudolf Steiner occupent la place centrale, et où des pratiques ésotériques, comme l’eurythmie [3] et les dessins de formes, y sont présentées comme des outils éducatifs.

Extrait de l’émission d’Arte VOXPOP, “Les écoles Waldorf de Rudolf Steiner dans la tourmente, les dangers de l’anthroposophie”

Les concepts de karma, de réincarnation ou encore l’influence de supposés corps subtils (corps physique, éthérique, astral et le Moi) sont présentés comme des fondements incontournables d’une éducation respectueuse des enfants. Un conditionnement progressif conduisant certains étudiants, même peu enclins à ces croyances, à y adhérer ou à les accepter, parfois simplement pour valider leur formation ou sous la pression de la classe et de leur enseignant.

Centre de formation Steiner-Waldorf de la petite enfance en Amérique du Nord

Des témoignages et critiques à l’international soulèvent d’importantes questions éthiques sur l’utilisation de l’éducation comme porte d’entrée à un endoctrinement religieux lié à l’anthroposophie. Il est crucial que les futurs enseignants soient pleinement informés de la nature idéologique et des croyances véhiculées dans le programme Steiner-Waldorf avant de s’y engager. Pour certains, la quête d’une formation pédagogique se transforme, trop tard, en une immersion dans un univers doctrinal opaque.


[1] Lire notre article Quand l’ésotérisme guide l’éducation, témoignage en école Steiner
[2] Lire notre article La spirale de la dissimulation, récit d’un endoctrinement en école Steiner
[3] Voir notre vidéo sur cette pratique théurgique Eurythmie, occulte magie

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Esprit critique, au-delà des croyances infondées

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